Qui est Billie Holiday ?

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Saison 1 – Épisode 4


Quand on parle de jazz vocal, il y a des noms de chanson reviennent souvent. Mais il y en a une qui est presque taboue, une qui fait frissonner celles et ceux qui la connaissent : Strange fruit interprété par Billie Holiday.

Star controversée dans les années 30, Billie Holiday a connu une carrière musicale exceptionnelle. Sa chanson la plus célèbre, Strange Fruit, a été considérée comme un événement fondateur dans l’histoire de la musique américaine et a marqué un tournant dans la carrière de Billie.

Dans cet épisode, nous allons suivre les débuts celle qu’on surnomma Lady Day et de la naissance de cette chanson mythique


La tracklist

  • Miss brown to You (with Teddy Wilson & His Orchestra) – Billie Holiday
  • Me, Myself and I – Billie Holiday
  • West End Blues – Louis Armstrong
  • Trav’lin’All Alone – Billie Holiday
  • Your Mother’s Son-In-Law (With Benny Goodman & His Orchestra) – Billie Holiday
  • Need a Little Sugar in My Bowl – Bessie Smith
  • Strange fruit – Billie Holiday
  • Strange fruit (live at Philharmonic Hall, Los Angeles, 1945) – Billie Holiday
  • Strange fruit – Nina Simone

Les sources

Le script de l’épisode

Miss brown To You

D’après vous, qui débarque en ville ?

Vous ne devinerez jamais

L’adorable Emily Brown,

Miss Brown pour vous

Je sais que ces yeux vous font frissonner,

Mais allez y molo,

Ne soyez pas trop familier

Pourquoi pensez vous qu’elle vient en ville

J’attendrais et vous vous regarderez

C’est la charmante petite Miss Brown comme vous l’appelez

Pour moi c’est “baby”

Miss Brown to You, une composition de Richard Whiting et Ralph Rainger sur des paroles de Leo Robin pour une interprétation magistrale de Billie Holliday.

Si le texte a été écrit par un homme, il prend une saveur particulière avec la voix de Billie Holliday, qui n’est alors qu’au début de sa carrière.

Contrairement au cliché de la femme brisé, empêtré des relations toxiques et luttant contre l’addiction, on y entend une Billie Holiday heureuse d’avoir les faveurs de cette Miss Brown qui fait tourner toutes les têtes.

Une interprétation d’autant plus osé que l’enregistrement date de 1935. Autant dire pas franchement une période LGBT friendly. Je tenais à vous faire écouter ce morceau qui sous le couvert d’un swing un peu naïf introduit une célébration de l’amour sans tabou.

Bref une excellente chanson pour se plonger dans le répertoire de cette immense chanteuse qu’est Billie Holiday, que le saxophoniste Lester Young surnomme Lady Day.

Introduction

Curieuse, curieux, bienvenu dans piste suivante, le podcast qui vous raconte la petite et grande histoire de la musique. Vous l’aurez devinez, aujourd’hui on va parler de Billy Holiday. Comme toujours vous retrouverez toutes les sources et les morceaux choisis dans la description de ce podcast ainsi que la retranscription pour pouvoir le lire à tête reposée.

Si vous aimez ce podcast, n’hésitez pas à en parler autours de vous ou à me faire un petit coucou sur les réseaux sociaux. Allez c’est parti.

Bio

Billie Holiday n’est pas vraiment la meilleure personne pour parler de Billie Holiday. Oui cela peut paraître étrange mais cela s’explique dès la première phrase de son autobiographie où elle affirme : ”Papa et maman étaient mômes à leur mariage : lui 18 ans, elle 16 et moi j’en avais 3”.

Tous les biographes c’est faux. Clarence Holiday, son père donc, avait 17 ans; sa mère Sadie Fagan en avait 19 et ils n’étaient pas du tout mariés.

Alors on pourrait croire que l’autobiographie de Billie Holiday est enjolivée. Et j’ai envie de dire oui mais non… car à sa lecture on sent bien que Lady Day comme on la surnommait avait besoin de thune et que le journaliste William Dufty qui l’a aidé à l’écrire en réunissant plusieurs interviews à réussi à attiser l’appétit d’éditeur peu scrupuleux de la vérité et avide d’histoire de sexe, de drogue et de jazz.

Alors faisons le point sur la vie de Billie Holiday et comment elle a marqué l’histoire du jazz vocale.

Billie Holiday est née sous le nom d’Eleanora Fagan à Philadelphie un beau jour d’avril 1915. Son père était souvent aux abonnées absent. Volage, grande gueule et bagarreur il était aussi un guitariste de jazz très prometteur. Sa mère quant à elle vivotait en travaillant comme bonne pour de riches blancs. Si elle espère récupérer le père de sa fille mais elle dédaigne pas les hommes qui lui tournent souvent autour.

La jeune Billie Holiday en 1917

C’est dans ce contexte de famille très modeste, pour ne pas dire très pauvre que la petite Eleanora grandi, très vite bringuebalé de foyer en foyer pendant que sa mère est de sortie pour le travail ou les loisirs. Alors la petite fille est envoyée un coup chez une demi sœur, un coup chez une tante.

L’accueil est pas vraiment chaleureux. Sa tante Ida est particulièrement violente avec la petite fille sans parler du traumatisme lorsqu’elle se réveille dans les bras de sa grand mère morte dans son sommeil. Après un mois à l’hôpital où elle reste sous le choc complètement muette, la petite Holiday rentre chez sa tante Ida qui la punit.

Vu l’ambiance, la jeune Eleanora que son père surnomme Billie les rares fois où ils se voient, fait tout pour vivre avec sa mère. Elle quitte très vite l’école et fait des petits boulots pendant que sa mère continue les ménages la semaine et fait de drôle d’excursion à New York le week end où elle revient avec de nombreux cadeaux.

Prostitution vous avez dit ? Sans doute. Il faut dire que la petite comprend déjà vite ce qu’il se trame puisqu’elle fait souvent des petites courses pour la mère maquerelle qui tient un établissement dans son quartier. Dans son autobiographie, Billie Holiday raconte que, alors qu’elle a à peine 10 ans, elle refuse les sous qu’on lui donne pour les courses mais en échange elle demande à écouter les disques qui passent dans ce bordel. C’est là qu’elle entend pour la première fois Louis Armstrong ou encore Bessie Smith, sans l’icône absolue de Billie Holiday. Elle découvre notamment West End Blues.

On imagine la petite Eleanore pas encore la grande Lady, devant le phonographe à fredonner la Nouvelle Orléans d’Armstrong, à chanter les amours déçus et parfois interdit de Bessie Smith. C’est dans ce cadre, devant le phonographe d’un bordel, au milieu de la violence et de la pauvreté qu’elle grandit.

A 10 ans, un voisin la viole, ce qui en plus du traumatisme que cela doit être, participe à jeter l’opprobre sur elle et sa mère qui n’avait pas besoin de ça. Cette agression la séparera un temps de sa mère, dont on soupçonne une éventuelle complicité dans l’affaire. Elle sera envoyée chez les bonnes sœurs. Autant dire que l’accueil n’est pas chaleureux et qu’elle a le même lot de brimade que chez sa tante.

Une fois sortie, la vie de la jeune adolescente oscillera entre petit boulot, maison de détention et petite visite au père pour lui demander s’il peut dépanner pour les fins de mois difficile.

Elle travaillera dans les pires bouges possibles où elle s’initie à la prostitution, mais aussi la drogue et l’alcool qu’elle retrouvera plus tard et malheureusement sans modération.

Quand Eleanor devient Billie Holiday

Un soir, à bout de ressource, elle postule dans un bar en tant que danseuse. Le pianiste joue un morceau, Billie se déhanche mais ça ne prend pas. Le patron veut la mettre dehors. Sympa, le jeune musicien lui demande si elle ne sait pas chanter un air ou deux.

Un peu ouai ! La jeune femme de 17 ans entonne un Travalin All Alone qui scellera son destin.

Ce serait au Pod’s Jerry que Billie Holiday aurait fait ses débuts; Plus tard, elle chantera au Log Cabin, un ces lieux de fêtes très populaire à la fin de la Prohibition. Elle y rencontrera John Hammond, future immense dénicheur de talent, ainsi que Benny Goodman jeune clarinettiste très prometteur avec le pianiste Bobby Henderson. Hammond lui permettra d’enregistrer avec les deux autres d’enregistrer ses premiers morceaux comme celui-ci :

Nous sommes en 1933 et les choses vont vite. A partir de ses premiers enregistrements, Billie ne cesse de jouer. De grande salle comme l’Appollo ou l’Alhambra accueille la jeune femme encore un peu timide mais qui prend du galon. Après sa rupture avec Bobby Henderson, elle trouve une de ses plus belles rencontres musicale et amoureuse avec le saxophoniste Lester Young.

C’est à lui qu’on doit le surnom de Billie Holiday. Un soir, alors qu’Lester la raccompagne aux premières lueurs du jour. Il lui baise la main du style “Bonsoir Lady ou plutôt bonjour Lady Day”.

Plus qu’un ami, Lester est quasiment le petit frère de Billie Holiday. C’est elle qui l’amène dans tous les bons clubs. C’est elle aussi qui le pousse à trouve son truc à lui et à ne pas imiter le son des autres. Elle même avait essayé d’imiter son idole Bessie Smith, mais elle n’a pas la puissance de l’impératrice du blues.

Need a little Sugar in my bowl par Bessie Smith surnommé l’impératrice du blues. Je laisse aux plus coquinous d’entre vous deviner le sens de cette chanson mais bref revenons à une de ses plus grandes admiratrices, Billie Holiday, qui elle fera plus dans le feutré ou dans le subtile qui lui va à ravir.

Alors que Lester trace peu à peu sa route, Billie aussi creuse son trou. John Hammond lui dégote même un rôle dans un film du grand jazzman Duke Ellington.

Dans les hauts, elle joue à l’Appolo dans un orchestre de premier ordre. Dans les bas, elle cache les bleus que lui inflige son compagnon de l’époque.

Alors qu’elle a 20 ans. Elle enregistre avec le pianiste Teddy Wilson quelque piste comme le Miss Brown to you qu’on écouté au tout début.

Billie Holiday, 23 March 1949 – Carl van Vechten

Au fil des engagements, Billie Holiday se fait un nom. En 1938, elle intègre l’orchestre d’Art Shaw, une formation de swing uniquement constitué d’homme blanc. Si la presse est dithyrambique et que leurs prestations radio passent plutôt bien, l’intégration ne se passe pas très bien.

Déjà Billie n’en fait qu’à sa tête et refuse les chansonnettes formatées.

Billie Holiday commence à se faire un nom dans ce qu’on appelle généralement le jazz vocal. Mais ce qui la distingue des autres grandes chanteuses de son époque comme Ella Fitzgerald, c’est un morceau. Un poème mis en musique plus exactement que Lady Day enregistra la première avec une interprétation unique, que beaucoup considère indépassable.

Ce morceau, c’est Strange Fruit.

S’il ne devient en écouter qu’un : Strange Fruit

Les arbres du sud portent un fruit étrange

Du sang sur leurs feuilles et du sang dans leurs racines

Des corps noirs qui se balancent dans la brise du Sud

Un fruit étrange suspendu aux peupliers.

Scène pastorale du Sud vaillant

Les yeux révulsent et la bouche déformée

Le parfum des magnolias frais et doux

Puis l’odeur soudaine de la chair qui brûle

Voici les fruits que les corbeaux picorent

Que la pluie fait pousser, que le vent assèche

Que le soleil fait mûrir, que l’arbre fait tomber

Voici une bien étrange et amère récolte.

Difficile de poursuivre une émission normale après ces mots.

Essayons tout de même comprendre d’où vient cet enregistrement et où il mènera notre chère Billie Holiday.

Strange Fruit est l’œuvre d’Abel Meeropol, un prof de littérature anglaise d’origine juive. Sur son temps libre, il prend la plume sous le nom de Lewis Allan où il écrit des poèmes ici et là dans des revues communistes. Au début des années trentes, il tombe sur la photo deux pauvres adolescents noirs américains, Thomas Shipp et Abram Smith, pendus à un arbre du fond de l’Indianna, victime d’un lynchage. Ce type d’expéditions punitives étaient malheureusement très courantes dans les années 30 aux sud des Etats Unis. Le déroulement est souvent le même : on prête un crime ou un délit à une personne de couleur et une foule raciste déchaîne sa soif de sang sur les quelques malheureux présents dans le secteur.

Selon le Tuskegee Institue, ce type de pratiques auraient causé 3 800 victimes entre 1889 et 1940. A tel point que certains parlent d’un holocauste noir.

Voyant la photo des corps de ces deux gamins accrochés à un arbre, Meeropol n’arrive pas à dormir. Peu à peu, il couche sur papier une première version du poème intitulé Bitter Fruit, fruit amer, qu’il publie dans le New York Teacher et New Masses. Peu après il le mettra en musique et sa femme, Anne Meeropole, chantera ce poème lors de réunion militante.

La chanson fait sensation dans les cercles de gauche de New York. Barney Josephson, le patron du Café Society, organise alors une rencontre entre ce prof d’anglais et la chanteuse.

La suite est un peu plus floue et les versions de Billie Holiday et d’Abel Meeropol diffèrent. Billie Holiday dit avoir accueillie le texte d’Abel à bras ouvert car il lui rappelait son père gazé pendant la guerre. Dans son autobiographie, elle prétendra même que les paroles ont été écrites pour elle. Or, le dossier militaire de Clarence Holiday n’en fait pas mention.

Plusieurs témoignages décrivent des hésitations à chanter un texte aussi fort. Certains affirment qu’elle ne comprenait pas sa signification, d’autres au contraire qu’elle en jouait.

Toujours est-il qu’après sa rencontre avec Abel Meeropol, Billie travaille le morceau des semaines entières avec son pianiste, Sonny White.

Quand il faut défendre Strange fruit sur scène

Sa première représentation aurait eu lieu dans une fête privée où elle n’aurait joué que ce morceau plongeant son auditoire dans un silence lugubre.

Très vite, Strange Fruit intègre son répertoire et sera jouer à la fin des trois sets qu’elle réalise tous les soirs au Café Society. A chaque fois, la même mise en scène.

Le journaliste David Margolick, nous la décrit la mise en scène comme ceci :

“Avant qu’elle aborde (la chanson), on cessait de servir les clients. Serveurs, aide-serveurs, caissiers, s’immobilisaient tous. Le noir complet se faisait dans la salle, à l’exception d’un petit projecteur braqué sur le visage de Billie Holiday. A la fin, quand les lumières s’éteignaient, elle devait quitter la scène et même s’il y avait un tonnerre d’applaudissements, ne devait pas revenir saluer.”

Imaginez l’effet que peut avoir cette chanson interprétée par celle qui était alors la “grande prêtresse du swing” ! Bien vite, les spectateurs se sont mis à réclamer cette chanson. Parfois, des incidents éclatent dans le public. Billie elle même se sert de cette chanson pour abréger ses spectacles comme pour punir ses salles les plus turbulentes.

Son enregistrement

Quand vint l’heure d’enregistrer le morceau, son producteur John Hammond et le label Columbia chez qui elle enregistrait se défilent. Hammond n’aimait pas la chanson et la Columbia avait très probablement peur de la réaction de ses clients du Sud. Ce sera donc chez Commodore Records, une petite boite placé à gauche avec un catalogue plutôt progressiste qui enregistrera Strange Fruit.

Le rendez-vous est pris pour le 20 avril 1939. L’enregistrement dura 4 heures. Milt Gabler, le patron de Comodore paya ce jour là cinq cent dollars pour Strange Fruit et trois autres morceaux.

Le reste appartient à l’histoire ou la simple légende.

Billie continuera son chemin semé d’embûches, d’hommes violents et d’addiction avec Strange Fruit à ses côtés.

Rare sont les artistes à reprendre avec succès Strange Fruit. La reprise sans doute la plus notable étant sans doute celle de Nina Simone qui au finale l’interprétera assez peu car la jugeant trop dure.

Certains cercles militants s’approprieront Strange fruit. Le milieu LGBT particulièrement car le mot “fruit” est utilisé par les homophobes pour désigner les personnes homosexuelles.

Je ne sais pas si les souffrances évoquées sont comparables. Reste un texte, un air et une voix, tous les trois uniques. Libres à chacun et chacune de les écouter ou non. Bonne écoute.